D’écran à écran: un nouveau cadre art-thérapeutique

Emmanuelle Cesari

Emmanuelle Cesari détient un Master en art thérapie de l’université de Paris V Descartes en France et un diplôme de cyberpsychologie de l’université de Paris VII Diderot. Spécialisée en traumatologie, elle dispense des ateliers auprès de victimes d’attentats, de victimes de maltraitance infantiles et de personnes migrantes ou réfugiées.

Emmanuelle Cesari holds a Master’s degree in art therapy from the University of Paris V Descartes in France and a diploma in cyber-psychology from the University of Paris VII Diderot. Specialized in traumatology, she gives workshops to victims of attacks, victims of child abuse, migrants and refugees.

Mikaël Clain

Mikaël Clain détient une certification en art-thérapie créative et médiation par l’art de l’AET-Formations. Il met en place des séances d’art-thérapie à Saint-Pierre à l'île de la Réunion. Il dispense des ateliers en e-art-thérapie avec un processus de faire créatif contre l’anxiété due à la COVID-19 (association Art-Thérapie Virtus).

Mikaël Clain holds a certification in creative art therapy and art mediation from AET-Formations. He holds art therapy sessions in Saint-Pierre on Reunion Island. He provides workshops in e-art therapy with a creative process against anxiety due to COVID-19 (association Art-Thérapie Virtus).


Résumé

Alors que la maladie à Coronavirus pèse sur la santé mentale de la population, l’art-thérapie saisit l’opportunité de développer de nouvelles pratiques. Notre objectif principal est d’inviter des participants à un atelier expérientiel numérique individuel d’e‑art‑thérapie pour déposer leur anxiété sur un support créatif et la mettre à distance. Cette nouvelle pratique, sur une plateforme sécurisée, fait évoluer la triade : participant, art-thérapeute et médium. Nous aborderons les questions de l’alliance thérapeutique et du processus créatif qui se trouvent bouleversés par rapport à un atelier en présentiel et nous apporterons les témoignages, sur leur vision modifiée des aspects de proximité et de distance, des participantes à l’étude : Cadix, La Rousse est douce, Sonya, Émilie et Picture.

Abstract

As the coronavirus disease takes its toll on the mental health of the population, art therapy is seizing the opportunity to develop new practices. Our main objective is to invite participants to an individual digital experiential e-art therapy workshop to deposit their anxiety on a creative medium and put it at a distance. This new practice, on a secure platform, evolves the triad: participant, art therapist and medium. We will discuss the issues of the therapeutic alliance and the creative process, which are altered in comparison to a face-to-face workshop, and we will share the testimonies of the participants in the study: Cadiz, La Rousse est douce, Sonya, Émilie and Picture, on their modified vision of the aspects of proximity and distance.

Figure 1, Cadix d'écran à écran.

Nous aborderons la question de la représentation de soi. Ici, Cadix a représenté le cabinet virtuel de Bemypsy.com (figure 1). Elle y a installé l’art-thérapeute, avec des jambes et elle-même sur le canapé d’à côté, avec des jambes croisées. Isabelle Roy (2012, p. 93) aborde ce sujet de relation entre le virtuel et la créativité :

« L’introduction du virtuel en art-thérapie n’est pas une simple adaptation de la pratique aux technologies nouvelles. Il existe un lien essentiel entre le virtuel et la créativité. (…) Être dans le virtuel c’est toujours créer une représentation de soi. »

Nous étudierons aussi l’approche de l’adhésion au cadre sur laquelle a travaillé Annie Boyer-Labrouche, (2017) :

« Pour autant, ne pas aborder la question des mutations à apporter au regard des évolutions technologiques pose également la question de la continuité de l’adhésion au cadre pour les nouvelles générations. »

L’adaptation des cadres thérapeutiques

Selon Juliette Salles, Marie Charras et Laurent Schmitt (2020, p. 46),

« Au-delà des aspects purement techniques du numérique ce sont les modifications des relations à l’environnement induites par la révolution numérique qui sont importantes à prendre en compte. Et en art-thérapie, le fait que l’atelier soit conceptualisé comme une aire transitionnelle qui permet de laisser la place au jeu, celui par lequel le patient s’exprime et se construit, et celui du faire semblant constituent une porte d’entrée pour le numérique. »

Un dispositif en illusion de présence

Pour développer ce chapitre, nous nous appuierons sur l’article de Michaellona Knuchel-Bossel (2020) qui retient que la relation de proximité est tronquée. Le regard cherche l’interlocuteur, qui scrute la caméra donc qui ne regarde pas le participant. Pour pallier ce manque de présence, l’art-thérapeute doit faire participer le patient et doit veiller au développement d’une co-construction. En art-thérapie nous avons l’avantage de travailler à partir des émotions, de ce fait, la pensée se met en mouvement et les transferts et contre-transferts s’installent rapidement.

Sans masque les micros-expressions de l’empathie retrouvées

Lors des séances en présentiel les conditions sanitaires imposent le port du masque. L’art-thérapeute et les participants ne peuvent donc communiquer que par le regard. Les expressions sont peu lisibles. La voix même est forcée, comme déformée pour pouvoir franchir la barrière du masque. Nous considérons la visio-consultation en individuel comme un avantage en période de propagation du virus. Alors qu’à l’extérieur de la maison, le masque est obligatoire et empêche toute communication des micro-expressions, ces dernières restent fondamentales dans la communication : (Cosnier, 2003, p. 183).

« L’analyseur corporel, modalité de partage empathique qui ne passe pas par le classique système d’échanges de signaux, mais utilise une identification corporelle massive et non consciente. Le corps fait alors écho à celui du partenaire en s’identifiant globalement à lui (ainsi qu’éventuellement à sa voix), ce qui est parfois visible avec des mimiques, gestes et postures « en miroir ». […] L’échoïsation corporelle du corps de l’autre permet donc à l’échoïsant d’induire en lui un état affectif apparenté à celui du partenaire. Le corps sert ainsi d’instrument d’analyse des affects d’autrui. »

L’empathie ne se limite pas à la capacité de ressentir ce que ressent l’autre, comme une sorte de miroir. Bien plus, comme le dit Serge Tisseron (2010, p. 207), « elle implique le fait d’accepter la relation comme une construction mutuelle et dynamique. »

Des demi-corps aux corps entiers des émotions

La Rousse est douce nous a rejoint à la suite d’une conférence exposant cette étude en visioconférence avec Montréal (figure 2). Il s’agit de la fluctuation des expressions puis des émotions. Elle fait le lien comme connectée tout le temps entre le Québec et la France. Les visages expressifs de la Covid, de la transformation et des émotions traversent l’Atlantique.

« J’ai eu envie de démontrer toute la fluidité des émotions qui découlent de ces 10 séances. Des émotions parfois difficiles à exprimer oralement mais qui font un bien fou en les exprimant en création. Les drapeaux ont donné le ton aux couleurs choisies. Le reste des couleurs représente l’espérance et la transformation. Je ne suis plus dans la peur comme au début et cela fait du bien. J’ai senti une belle connexion s’établir entre nous deux malgré la distance. »

Dessiner sous le regard de la caméra

Pour Cadix il y a eu une grande appréhension de la caméra au début. Il a été nécessaire qu’avec le temps la confiance s’installe. Lorsque la personne dessine, elle n’est plus sous le regard, la caméra est orientée sur la production. Sonya constate qu’il y aurait une plus grande confidentialité en séance virtuelle, moins de pulsion scopique supposée. Le sentiment de n’être pas observé libère et facilite le faire créatif : y aurait-il plus de lâcher prise ?

La rencontre thérapeutique

L’effet de désinhibition numérique

En deuxième point de son article sur la cyberviolence, Tordo (2020, p 187) aborde un phénomène qui nous a interpelée., lors des séances. Cet élément a été développé par Suler (2004) : « L’effet de désinhibition numérique qui implique que les internautes disent des choses dans le cyber-espace qu’ils ne diraient pas dans le monde physique. » Il nous paraît donc possible que l’écran rende invisible la présence corporelle du thérapeute. Le donner à voir devient donc un sujet de consigne de travail.

Le miroir dans la séance individuelle

Contrairement aux idées véhiculées, l’écran ne sert pas de miroir narcissique. La caméra orientée sur le plan de travail pour que l’art-thérapeute suive le processus créatif, ne réfléchit donc pas l’image du participant.

• Émilie dira au cours de la séance « Le travail de thérapie à travers l’écran m’a permis de me voir sous mon meilleur angle, dans ma bulle, comme un effet miroir. Parce que je suis dans mon environnement, je suis vraiment à ce que je fais. Je ne vois pas la thérapeute, je ne suis pas parasitée par quoique ce soit. »

• Cadix relève dans son questionnaire de faire créatif : « L’interface qui nous permet de communiquer, qui n’est pas envahissante. Je fais un lien avec la surface de dessin. Dans la création le lien sonore et l’accompagnement par la voix est présent et le fait que la caméra soit inclinée donne un regard bienveillant sur la création. Les voix communiquent du participant à l’art-thérapeute et vise et versa. Cela permet de se décentrer. Il y a quelque chose de vertueux de sortir de la roue, d’aller vers le haut, vers le ciel, de grandir. »

Absence du corps ou présence modifiée ?

Figure 3, Picture d’écran à écran.

L’art-thérapeute en femme tronc

Émilie décrit la thérapeute comme : « Cette présence, qui est là, sans être là… Cette femme-tronc, dont je n’ai jamais vu les jambes… Cette personne que je ne rencontrerais peut-être jamais ? Cela m’a aidée à ne pas me limiter dans ce que j’étais amenée à traverser ; à créer le détachement quant au regard de l’autre… Le travail par écrans interposés m’a aussi permis de ne pas me laisser parasiter par tout l’environnement, qu’il soit sonore, visuel ou autre… »

Yann Minh (2017), écrivain de science-fiction, cyberpunk, pense qu’un avatar en pied peut favoriser l’activation des neurones miroirs (Rizzolatti, 2008) qui ne le sont pas quand on ne voit que le buste et les expressions faciales de la personne derrière l’écran. On est plus impliqué dans une relation dématérialisée que dans la réalité. Sans le bas du corps, il n’y a pas de sexualité. C’est peut-être pour ça que Catherine, qui souffre d’un état limite, a fait une décompensation. Elle a fui à la neuvième séance et l’art-thérapeute avait noté : J’avais parlé de plaisir et comme je n’ai pas de bas du corps, je suis asexuée. Le propos devenait malvenu.

Les protagonistes représentées en objets connectés

Dans la séance de Picture (figure 3), le seul objet qui pourrait être représenté en objet connecté aurait dû être la Webcam. Elle nous confie qu’« au début des séances ce n’était pas facile parce qu’on ne voit que la tête des personnes. » Elle explique comment les couleurs qui se répondent et se mélangent symbolisent les transferts et les contre-transferts.

Tandis que la webcam, objet supposément intrusif et technologique, est représenté avec une certaine corporéité – l’œil –, les personnes elles, sont représentées comme des objets. Cette forme est donc un prétexte et, finalement, facilite la représentation des personnes présentes en séance. « D’ailleurs moi aussi je me suis représentée comme un ordinateur » dira-t-elle. Enfin, on remarquera que la représentation bien qu’empruntant la forme objectale respecte la « hiérarchie thérapeutique » : lors de ses séances, Picture est accompagnée à la fois par l’art-thérapeute et par une stagiaire en art-thérapie. Chacune prend donc l’apparence d’un objet différent. De même, les couleurs employées (bleu, jaune, vert) traduisent bien les éléments transférentiels (jaune côté thérapeute, bleu côté participante donnent du vert au niveau des échanges).


Références

Roy, I., (2012). L’art-thérapie et les mondes virtuels, Enfances & Psy, 2(55), pp. 89–94.

Boyer-Labrouche, A. (2017). Manuel d’art-thérapie (4e éd). Paris : Dunod.

Cosnier, J. (2003). Les gestes du dialogue. In Coll. La communication. État des savoirs. Auxerre : Éditions Sciences humaines.

Knuchel-Bossel, M. (2020). Analyse de pratiques à distance : témoignage et réflexions. In Revue de l’analyse de pratiques professionnelles, No 17, pp. 33–43. http://www.analysedepratique.org/?p=3712.

Minh, Y. (2017). Jouir dans le cyberespace, Initiation au plaisir virtuel [portfolio], Terrain, anthropologie & Sciences humaines, n° 67, pp. 148–167.

Salles, J., Charras, M., Schmitt, L. (2020). Outils numériques en psychiatrie et art-thérapie, quels points de rencontre possibles ? Annales Médico-psychologiques, revue psychiatrique, 178(1), pp. 43–47.

Suler, J. (2004). The online disinhibition effect, Cyberpsychol Behav, 7(3), pp. 321–326.

Rizzolatti, G., Sinigaglia, C. (2008). Les Neurones miroirs. Paris : Éditions Odile Jacob.

Tisseron, S. (2010). L’empathie au cœur du jeu social. Paris : Albin Michel.

Tordo, F. (2020). Cyberviolence et cyberharcèlement. Une violence fantasmatique pour l’agresseur, une violence traumatique pour la victime. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 68(4), 185189.

Vol 5 / Issue 1Sarah Gysin